Imagine-t-on genre plus politique que le western ? Que ce soit au cinéma, à la télévision ou dans la littérature, il s’agit d’abord du récit d’une colonisation, et l’expression « Conquête de l’Ouest » ne qualifie pas seulement la lutte de valeureux pionniers contre une nature à l’immensité enivrante mais aussi une série de guerres et de crimes commis contre les populations indigènes. Le western, cependant, n’est pas seulement affaire d’Indiens. On y observe la construction d’un État et l’imposition de la loi (« Then came the churches, then came the schools/Then came the lawyers, then came the rules/Then came the trains and the trucks with their loads/And the dirty old track was the Telegraph Road » chantait Dire Straits en 1982), la lutte pour le contrôle de territoires livrés à l’anarchie de la frontière et au règne de seigneurs de la guerre portant jeans et Stetson et non plus armure et vison, et le combat des simples contre les riches.
Si la débordante production de westerns depuis les débuts du cinéma a recélé bien des bouses, le genre a également accouché de chefs-d’œuvre impérissables, à la portée universelle. On a vu des hommes solitaires défendre des villes aux notables terrifiés (Le Train sifflera trois fois, 1952) ou lutter contre des tyrans locaux (Rio Bravo, 1959 ; Silverado, 1985 ; Open Range, 2003). On a vu des crimes de guerre (Soldat bleu, 1973) puis les stigmates de la défaite (Les Cheyennes, 1964 ; Danse avec les loups, 1990) et de l’occupation (Cœur de tonnerre, 1992). On a vu, enfin, les légendes se bâtir (L’Homme qui tua Liberty Valance, 1962) et les indomptés rentrer dans le rang ou disparaître (Pat Garrett and Billy the Kid, 1973), éventuellement après avoir rendu la justice (Impitoyable, 1992).
En 2017, Hostiles, de Scott Cooper, est venu ajouter une contribution d’une exceptionnelle intensité à la longue liste de films rappelant au monde que la Conquête de l’Ouest n’avait pas seulement été une extraordinaire épopée mais qu’elle avait aussi été faite d’un nombre considérables de crimes et de tragédies.
Comme l’écrivit parfaitement à l’époque le critique du Monde, le film suit la trame classique d’un long voyage, dangereux et douloureux, entre l’extrême-sud des États-Unis et le Montana, où un redoutable mais moralement épuisé officier de cavalerie (Christian Bale), tueur d’Indiens sans pitié, doit conduire un vieil ennemi mourant (Wes Studi) et sa proche famille. Tiré d’un récit inachevé du grand Donald E. Stewart, lauréat d’un Oscar pour Missing, de Costa-Gavras, et scénariste des trois meilleures adaptations de Tom Clancy à l’écran, A la poursuite d’Octobre rouge (1990), Jeux de guerre (1992) et Danger immédiat (1994), le film impressionne par son âpreté et sa sobriété.
Bale, en tueur d’Indiens possédé par la haine et tiraillé par le remords, trouve là un rôle d’une force stupéfiante. Capable d’humanité, comme le montre les relations qu’il entretient avec ses soldats, il est scarifié par les crimes qu’il a commis et par la violence qu’il a répandue comme par celle dont il est témoin et par la cruauté et l’injustice du monde. Son regard fixe et parfois sidéré sur ce qui l’entoure évoque d’ailleurs celui du capitaine Willard (Martin Sheen) dans Apocalypse Now (1979) mais il frappe d’abord par sa lassitude, presque son écœurement, devant la violence.

Long itinéraire du sud au nord des États-Unis à peine constitués, Hostiles ne peut que renvoyer au périple des personnages des premiers tomes de Lonesome Dove, la remarquable série littéraire de Larry McMurtry. La traversée du pays-continent est l’occasion de parcourir une nature encore inviolée, qui frappe par sa beauté et sa majesté, et d’y croiser des dangers terrifiants : Comanches en maraude, trappeurs sans foi ni loi et finalement un propriétaire terrien dont le comportement n’a rien à enlever aux autres brutes.
Alors que son chemin aux côtés de son vieil adversaire l’humanisait peu à peu, Bale retrouve une dernière fois, face à ce potentat et ses fils, ses réflexes de soldat, et même de tueur dans une scène au désespoir accablant. Le film, qui aligne les scènes de souffrance et met en scène des personnages brisés (Rosamund Pike, par la perte des siens et les horreurs qu’elle a subies ; Wes Studi, vaincu et malade ; Christian Bale, dégoûté de lui-même et de ce qu’on lui a fait faire ; Ben Foster, perdu car incapable de comprendre ses fautes), serait d’une noirceur presque nihiliste sans sa fin, presque fugace. L’espoir, minime, d’une vie faite d’oubli, de pardon, d’amour, et de paix en dépit du monde et ses horreurs, apparaît ainsi à l’extrême fin d’un récit éprouvant mais jamais complaisant, magnifiquement écrit, joué et filmé. La même année, Wind River, de Taylor Sheridan, sur un sujet finalement identique (comment les hommes ont gâché l’Ouest par leur cupidité, leur égoïsme, leur racisme et leur bestialité) démontrait lui aussi que les grands westerns, loin de n’être que des divertissements, sont des films politiques et moraux.



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