Comme le rappelait récemment Éric Ciotti, nous partageons tout avec la Russie. Après tout, depuis plus de deux cents ans, nous l’affrontons tant et tant que ça en est même devenu une des constantes de notre diplomatie, n’en déplaise aux poutinolâtres et aux supposés réalistes perdus dans la recherche d’une hypothétique troisième voie. A moins qu’il s’agisse de celle de collaboration et de soumission, voire de simple corruption. Combien de nos fiers patriotes font-ils des affaires avec l’attachante Rodina, parfois après avoir épousé de troublantes créatures à la chevelure dorée et au teint de porcelaine ?
La Petite mère des peuples
Membre de la Deuxième coalition dont le dessein était d’écraser la Révolution, la Russie a été une ennemie directe de la France dès le début du 19e siècle. Écrasée à Austerlitz, vaincue à Friedland ou Eylau, la Sainte Russie a même été envahie par Napoléon, et l’armée française est la seule armée étrangère à avoir occupé Moscou – incendiée par les Russes eux-mêmes, les petits plaisantins. Trois ans après, on trouvait les Cosaques occupant Paris, et il faut bien reconnaître que ces amicales péripéties créent des liens.
Plus tard au cours de ce siècle turbulent, nous ferons à nouveau la guerre à la Russie, et déjà à cause de la Crimée. Monarchie absolue, socialement, économiquement et militairement arriérée, elle nous fera défaut au début du 20e siècle, d’abord en participant à la mécanique infernale ayant conduit au déclenchement de la Première Guerre mondiale (le récit de John Keegan est à ce sujet très éclairant) puis en capitulant sans prévenir en 1917 avant de signer une paix séparée en 1918. Plus tard, elle aidera la République de Weimar à transgresser les conditions militaires du Traité de Versailles avant de violer – une solide habitude locale – tous ses principes idéologiques (plus théoriques que mis en pratique, de toute façon) en s’alliant avec le Reich en 1939.
C’est ici qu’il faut revenir à une saillie de Zemmour Lucien au sujet de la Russie, puissance pacifique à l’héritage tant apprécié de ses voisins, parmi lesquels la Pologne, démantelée trois fois (1772, 1793, 1795) et envahie en 1939 alors qu’elle résistait aux Nazis. Jean-Luc Mélenchon sait-il que Katyn n’est pas un prénom féminin ? Rien n’est moins sûr et tout est possible avec le Lider Minimo, dont la mauvaise foi, l’absence crasse de la moindre conviction et la rhétorique datée évoquent plus un médiocre commissaire du peuple que le grand visionnaire qu’il croît être.
On pourrait aussi évoquer la Finlande qui, comme l’Ukraine aujourd’hui, résista héroïquement à une armée puissante mais décidément pataude. Ou alors on pourrait rappeler la conquête, jamais vraiment achevée, du Caucase, où la si chrétienne Russie maintient au pouvoir un satrape islamiste (ah, la Rodina, rempart infranchissable contre l’islamisme) dont les pires éléments sont actuellement engagés en Ukraine après avoir commis à domicile tous les crimes imaginables. Mais continuons, oui, continuons à nous aveugler au sujet des valeurs que nous partagerions avec les autorités russes.
Et que dire de la défense sourcilleuse de la liberté des peuples, illustrée à de nombreuses reprises depuis 1945, d’abord lors de la brutale mise sous tutelle de l’Europe orientale ? Vous savez, le Rideau de fer, le Blocus de Berlin, la fin de tous les régimes issus de la résistance au Reich, et aussi la réactivation de certains camps de concentration, comme celui de Buchenwald. Il doit être parfaitement clair dans l’esprit de tous qu’en 1945 l’Europe de l’Est n’a pas été libérée mais a simplement changé d’occupant. D’ailleurs, les interventions en Hongrie (1956) puis en Tchécoslovaquie (1968), tout comme la menace d’une opération identique en Pologne en 1981 ou l’érection du Mur de Berlin (1961) ont bien montré au monde le respect qu’avait Moscou pour les revendications démocratiques.
Mais que serait un bilan hâtivement dressé de la diplomatie russe si n’étaient pas évoquées l’invasion de l’Afghanistan en 1979, qui fut le coup de départ du jihad mondial, ou l’aide plus récente accordée sans limite au régime syrien, sans nul doute un des plus criminels que cette terre ait connue depuis un siècle mais dont les crimes, qui furent et sont encore commis « pour défendre nos valeurs », sont minimisés, niés ou justifiés par des plumitifs sans talent, des affairistes de série B ou des élus demi-habiles dont les mandats ne doivent rien à leur intelligence ?
Quel abject imbécile faut-il être pour croire que Moscou ou Damas partagent nos valeurs, alors que la Russie n’a eu de cesse depuis le début des années 20 de détruire les démocraties occidentales et que la Syrie des el-Assad, proche alliée devenue vassale, est l’équivalent levantin du Reich ? Quant à son nationalisme écœurant, au racisme assumé, on l’a vu à l’œuvre aux côtés des Serbes de Bosnie, assassins plus que soldats, pendant la guerre civile ayant suivi l’éclatement de la Yougoslavie.
Comme seigneur et protecteur des êtres errants, le vieux jouissait aussi au-delà de ses frontières d’un pouvoir immense, secret, et qui poussait de lointaines ramifications. Partout où les édifices que dresse l’ordre humain menaçaient ruine, son engeance surgissait telle un fouillis de champignons. Elle grouillait et s’agitait, là où les domestiques refusaient obéissance à la maison héréditaire et sur les navires où la mutinerie éclatait pendant la tempête, et dans les batailles où l’on abandonnait son seigneur et roi.
Ancien officier supérieur du KGB, à la fois service de renseignement et organe de répression intérieur et extérieur, Vladimir Poutine est un homme du passé, nationaliste nostalgique d’une Union soviétique dont l’échec a pourtant été total et dont les crimes, monstrueux, ont trop longtemps été minimisés en raison de l’apport de Moscou à la victoire sur le nazisme.
Séduisant les crédules et les esprits sans élévation, mettant en avant la figure risible d’une virilité martiale – qui, par définition, ne convainc que les complexés et les lâches -, Vlad le Défénestreur achète et corrompt, non sans audace, admettons-le. Bâtir une rhétorique publique faite d’intransigeance morale et de défense des valeurs occidentales (vous savez, la démocratie, le débat d’idées, la justice indépendante, le refus de la violence, la presse libre, la défense des faibles, les élections non truquées, l’équilibre des pouvoirs, etc.) quand on est entouré de milliardaires aux fortunes louches, qu’on assassine ses opposants, qu’on modifie la constitution à son avantage, qu’on falsifie les faits et qu’on soutient, presque par réflexe, les pires ordures de ce monde – qui pourtant n’en manque pas – révèle une fascinante absence de décence et un culot d’escroc de haut vol.
Démagogue sans morale, populiste sans limite, menteur nostalgique à la mémoire sélective, Poutine n’aime rien tant que s’acoquiner avec les réprouvés de nos démocraties et les marginaux de nos débats publics. Médiocres, ratés, Napoléon au petit pied, De Gaulle de bar PMU et conquérants de vestiaires empuantis, le tsar botoxé les gouverne tous et leur fait croire qu’ils sont les victimes d’élites décadentes et la cible de snobs cosmopolites. La Russie, qui vit naître tant de génies, est devenue La Mecque des tanches, la sainte patronne des esprits faibles auxquelles elle fait croire que leur bêtise est une pensée alternative et leurs croyances malsaines autant de découvertes historiques. Sans surprise, qui plus est à l’heure des réseaux sociaux planétaires si prompts à faire résonner les clameurs des barbares, les défenseurs du régime russe sont les mêmes, naturellement antisémites et d’une misogynie à la limite de la pathologie, qui refusent la science, idolâtrent les gourous marseillais au cheveu gras ou les platistes, pensent que le parti démocrate américain organise des orgies pédophiles dans des pizzerias et prennent, selon un réflexe pavlovien, le contre-pied de tout ce qu’on dit ou fait. Là encore, la Rodina, qui donna au monde Trofim Lyssenko, trouve chez nos débiles les idiots utiles dont elle a tant besoin.

Confronté à ses échecs et incapable de les surmonter, voire simplement de les admettre, le régime russe essaye de nous abattre puisqu’il ne peut s’élever. Il joue sur nos divisions, ensorcèle les crétins et achète celles et ceux dont le système n’a pas voulu. La Russie de Poutine est devenue le Pôle Emploi des minables.
C’était là justement un trait magistral du grand Forestier : il administrait la frayeur par doses légères, qu’il augmentait peu à peu, et dont le but était de paralyser la force de résistance. Le rôle qu’il jouait dans ces troubles savamment préparés à l’abri de ses forêts était celui d’une puissance d’ordre, car tandis que ses agents inférieurs, installés dans les ligues des bergers, grossissaient l’élément anarchique, les initiés pénétraient dans les emplois des magistratures, et jusque dans les cloîtres, où l’on voyait en eux des esprits énergiques appelés à mettre la populace à raison.
Le grand Forestier ressemblait ainsi à un médecin criminel qui d’abord provoque le mal, pour ensuite porter au malade les coups dont il a le projet.
Force est de reconnaître que depuis plus d’un siècle la Russie est gouvernée par des tyrans au front bas, brutes corrompues, paranoïaques, xénophobes, écrasant sans sourciller la moindre opposition, la moindre critique, et faisant de la réalité et des faits des variables d’ajustement. Tandis que dans notre pays défilent chaque semaine, en toute liberté, quelques dizaines d’individus affirmant que la France est une dictature, en Russie les opposants tombent par la fenêtre (« L’accident bête », aurait soupiré Pascal – pas le penseur, l’autre), les journalistes sont assassinés, les procès truqués (une autre attachante tradition russe) et l’histoire réécrite sans vergogne. Que les partisans de Vladimir Poutine osent citer George Orwell révèle l’ampleur de leur ignorance, tant l’écrivain aurait détesté le régime actuel, qui ne diffère guère de la défunte Union soviétique, bien connue pour ses mensonges répétés, sa violence décomplexée et son refus têtu de la raison. Les disciples du Lider Minimo, à l’image du commissaire du peuple Corbière, ou ceux du Kommissar Zemmour, qui nient les propos tenus la veille et refusent les évidences filmées, sont ainsi les dignes héritiers des menteurs officiels de 1984.
Celles et ceux qui relayent la propagande russe et adhèrent aux arguments et aux thèses de Moscou se placent de fait hors de l’Etat de droit et des principes de vérité, de raison et de justice qui le régissent. Qu’ils soient fascinés par la brutalité du Kremlin, comme Zemmour Lucien ou Eric Ciotti, le Saint-Just niçois, ou bien financés par lui comme le toujours si pimpant François Fillon, bien plus élégant que décent, ou comme Mme Le Pen, dont l’héritage politique est celui de la collaboration avec le Reich, de la négation la Shoah et d’une tentative d’assassinat du chef de l’État, ou alors aveuglés par leur égo, comme le Lider Minimo et sa secte, tous ont accepté pendant des années les crimes commis, en Russie, en Syrie et désormais en Ukraine. Ils les ont niés ou les ont justifiés, ils les ont minimisés ou les ont attribués à d’autres, et même l’invasion de l’Ukraine ne les a pas contraints à reconnaître leurs errements. Vociférant, mentant comme à son habitude, Jean-Luc Mélenchon a notamment fait preuve, pour son âge, d’une étourdissante souplesse en changeant brutalement d’opinion – sans en changer vraiment, tout en en changeant, faites un effort, Bon Dieu ! – l’important étant pour lui et les siens de ne jamais avoir tort et de ne surtout jamais assumer quoi que ce soit. A cet égard, le Lider Minimo, dont le torchon publié en 2010 était un authentique pamphlet populiste aux relents particulièrement douteux, est sans doute le plus infâme membre de la bande des soutiens de Moscou, ne serait-ce que parce qu’il ne tient même pas sa position. Et on se passera, de toute façon, des leçons de morale et de dignité de gens qui hurlent comme des possédés lors de perquisitions ou se commettent chez Cyril Hanouna, le bouffon de Monsieur Vincent dont l’émission de télévision ferait passer un claque texan pour le grand salon de Downton Abbey.
Les dénégations matamoresques des Insoumis au sujet de leur soutien permanent au régime poutinien ne peuvent cacher l’immense imposture qu’est leur leader lui-même. Condamné à plusieurs reprises pour son racisme, Zemmour Lucien est un homme sans surprise, et on se contente d’observer l’inquiétante radicalité de ses propos et la haine qui suinte de sa personne. Marine Le Pen, Philippe de Villers, Nicolas Dupont-Aignan, à peine alphabétisés et sans doute incapables du moindre raisonnement, même simpliste, en matière de diplomatie ou de sécurité, sont de divertissants acteurs de notre scène, « mauvais en tout et bons à rien » comme on avait coutume de le dire dans l’armée française il n’y a pas si longtemps. Le Lider Minimo est d’une autre trempe, et s’il n’est pas aussi névrosé que Zorglub, il est au moins aussi complaisant et délirant qu’un Trump, ignorant manifestement les bases des relations internationales aussi sûrement qu’un bousier ignore les règles de la cuisine moléculaire, moquant le Président comme seul pourrait le faire un ivrogne avant la fermeture de son troquet et démontrant ainsi son incompréhension du choix de Paris de forcer Vlad à confirmer au monde qu’il ne voulait pas la paix. Ou peut-être le Lider Minimo ne veut-il pas de la paix, lui non plus ? Quant à ses disciples, girouettes fidèles, Pierre Dac les aurait intégrés à coup sûr à son tour de chant.
L’aveuglement d’une partie de la gauche à l’égard de la Russie rappelle tragiquement celui d’une partie de la droite dans les années 80, quand les dictatures sud-américaines ou l’Afrique du sud raciste et ségrégationniste étaient traitées avec une coupable mansuétude, voire même une compréhension ô combien suspecte, en raison de leur hostilité envers l’Union soviétique. Mais nous ne sommes plus des combattants tribaux ou des seigneurs de la guerre depuis belle lurette et nous ne devrions pas nous associer à des salauds sous prétexte qu’ils combattent nos adversaires et ainsi renoncer aux principes au nom desquels, justement, nous luttons. Comme ne le cesse de le rappeler Thomas Legrand, l’antiaméricanisme obsessionnel du Lider Minimo le pousse dans les bras de Poutine (et aussi ceux de Bachar, Chavez, Maduro et consorts car Monsieur n’est pas bégueule), et on voit à quel point ses grandes envolées moralisantes ne sont que de la poudre aux yeux, de la confiture allégée sans saveur et sans guère de fruits. L’homme, d’ailleurs, n’est pas si cultivé et il n’est sans doute bon qu’à haranguer les gymnases.
Nul, cependant, n’incarne mieux l’interminable naufrage de cette gauche qu’Hubert Védrine. On dit l’homme brillant, et sans doute le fut-il, mais son obsession du dialogue et de la recherche d’une fumeuse voie médiane diplomatique, contre toute décence et au mépris de toute logique, évoque furieusement Georges Bonnet. Si la paix est notre bien le plus précieux et le dialogue la première des pistes à explorer, souvenons-nous quand même, in fine, qu’il a toujours fallu vaincre les tyrans, sans pitié, ou qu’il n’est jamais très élégant de blâmer les victimes, en Bosnie ou au Rwanda, et de relativiser leurs souffrances. Quant à la Russie, on se demande bien comment on l’aurait humiliée ou pour quelles raisons il faudrait, comme au XIXe siècle, imposer à certains Etats de renoncer à leurs droits ou à leurs aspirations pour ne pas contrarier leurs puissants voisins.
Mais M. Védrine n’est évidemment pas le seul naufragé. Il serait inutile d’évoquer ici les errements anciens de vagues chercheurs, ou les obsessions de certains journalistes versaillais, mais les analyses de M. de Villepin valent toujours leur pesant de Bortsch. Diplomate singulièrement verbeux, mondialement connu pour un discours qu’il n’écrivit pas et des livres étouffants, il a toujours fait montre d’une inquiétante fascination pour l’Empereur, lui pardonnant tout au nom d’une troublante obsession pour le panache. De fait, ce cher Dominique n’est pas bien regardant sur les façons de parvenir au pouvoir et sa soif de grandeur n’a pas été apaisée malgré l’affaire Clearstream ou le bombardement de Bouaké. C’est donc tout naturellement que ce faux moraliste et vrai cynique en vient à accorder à Vlad le Défénestreur le bénéfice du doute, quitte à être risible une fois de plus (certes moins que d’autres), par dérive personnelle comme, peut-être, par défense d’intérêts plus concrets. Quant au refus des interventions militaires préventives, avouons que de la part d’un homme qui n’a eu de cesse, en digne gaulliste, de maintenir nos anciennes colonies africaines sous notre coupe, la chose ne manque pas de piquant. Le panache, on vous dit.

Toi, Raoul Volfoni, on peut dire que tu en es un.
Présenté par ses admirateurs français comme un souverain intransigeant mais juste et simplement patriote, Vlad le Défénestreur est aussi admiré pour ses grandes qualités de stratège. Quel grand homme ! nous dit Zemmour Lucien. Quel visionnaire ! salue Mme Le Pen (qu’un rien éblouit, il est vrai). Quel admirable homme d’Etat ! s’exclame le Lider Minimo, toujours prompt à confondre les tâcherons et les Soviets. La réalité est plus cruelle et moins glorieuse. Le tsar de tous les rancis, en attaquant l’Ukraine, a confirmé au monde que sa parole n’avait pas la moindre valeur. Voyou bien plus que chef de guerre, il a imposé à ses généraux une guerre qu’ils ne voulaient probablement pas, a mis en scène la soumission de complices devenus gênants. Le bilan, un mois après le début des hostilités, ne devrait pas susciter d’enthousiasme ou d’admiration, et à la réprobation morale devant tant de souffrances inutiles et de vies gâchées doit s’ajouter le constat d’un échec cruel.
En annonçant le 25 mars, qu’elle allait se concentrer sur la libération du Donbass (vous savez, cette région que Moscou n’a pas envahie et qu’elle n’occupe pas en violation de textes pourtant signés et ratifiés), l’armée russe se conforme peut-être au plan que certains spécialistes supposaient dès cet hiver : une offensive punitive contre un voisin affaibli et la sécurisation de territoires déjà contrôlés en vue de leur annexion pure et simple, éventuellement accompagnée de la prise gages territoriaux – car les dirigeants russes sont souvent avides de nouvelles possessions. Dans cette hypothèse, l’opération militaire spéciale pourrait être présentée comme un succès, mais qui pourra encore être trompé par cette fable ?
Après tout, la glorieuse armée russe, qui s’est illustrée en Syrie par son goût pour le bombardement d’hôpitaux, a été ridiculisée en Ukraine par ceux-là mêmes qu’elle considérait comme déjà vaincus, démobilisés, quasiment soumis. Face à une défense intraitable et une population d’un courage admirable, l’offensive russe a d’emblée perdu la bataille de la communication, et les fermes de trolls analphabètes ou les fan boys occidentaux transis d’amour n’ont rien pu y faire. Sur le terrain, la logistique a été défaillante, les communications chaotiques et à peine protégées, les unités d’appelés peu combattives et cette armée que l’on présentait aguerrie et coriace est même en difficulté lors d’affrontements entre grandes unités. Au moins l’armée russe a-t-elle conservé son appétence pour la destruction totale de tout ce qui se trouve vaguement devant elle et son talent pour la perpétration de crimes de guerre qui ne peuvent que satisfaire les esthètes virilistes de la génération Zorglub ou les Gardes rouges supposément insoumis.
Mieux encore, le viol de l’Ukraine par la Russie a déconsidéré en quelques heures tous les propagandistes que Moscou choyait et finançait depuis des années. RT et Sputnik ont été – enfin – bannies et les plus fidèles alliés de Vlad ont pris l’air gêné du salarié qui admet devant le juge que oui, il savait que son collègue harcelait les stagiaires et puisait dans la caisse. Face à des pertes que la presse russe elle-même estime à plus de 10.000 morts, l’état-major reprend d’anciennes pratiques en mentant aux familles, en abandonnant les cadavres et en manipulant ses propres troupes. Ceux qui se voyaient demain gouverneurs d’une Europe occidentale écrasée par la crainte et abandonnée par Washington ne peuvent qu’observer l’union sans faille des deux rives de l’Atlantique et la puissance des sanctions économiques.
Elle qui se voulait triomphante et terrifiante, la Russie est ruinée, marginalisée comme jamais ne le fut l’Union soviétique. Elle est désormais à la merci de la Chine, et ses faiblesses militaires sont connues de tous. Comme l’écrivait une amie hier, les autorités russes qui reprochaient aux Occidentaux de les avoir humiliées vont devoir désormais compter avec l’ampleur de leur échec, la perte en quelques semaines d’années de préparation et d’influence tandis que l’abjection de leur rhétorique est connue de tous.
S’il semble, en effet, difficile de nier la présence aux côtés de l’armée ukrainienne des nazillons du Bataillon d’Azov, il faut bien admettre que c’est d’abord le discours et les choix du Kremlin qui posent problème. La Russie, qui n’a jamais été, de toute son histoire, une puissance bienveillante pour ses voisins comme pour son propre peuple, n’aime guère, ces temps-ci, qu’on lui rappelle le drame dantesque de l’Holodomor, le génocide qu’ont subi à partir de 1932 les paysans ukrainiens à l’initiative de la si fraternelle URSS. Comme toutes les tyrannies, le régime russe, d’ailleurs, geint beaucoup et se plaint en permanence des torts qu’on lui fait, mais oublie systématiquement les crimes qu’il commet pour se venger. Les tyrans, assis sur des montagnes de cadavres, sont des hommes bien fragiles, incapables de résister à la contrariété ou à la frustration, anxieux, paranoïaques, refusant les opinions contraires et s’isolant jusqu’à croire leurs propres mensonges délirants.
Le régime russe, qui finance sans limite depuis au moins dix ans tous les ultranationalistes, fascistes et néonazis du monde occidental, se serait d’un coup d’un seul mobilisé contre l’antisémitisme et le racisme ? Le fait est, en réalité, que les arguments avancés par Moscou pour justifier l’invasion de l’Ukraine relèvent du plus pur antisémitisme, comme le relevait dès 2014 Galia Ackerman et comme l’a souligné The Guardian au début de la guerre. On imagine que cette autre charmante tradition russe ne choque ni à l’extrême-droite, au RN ou chez Zemmour Lucien, ni chez les Insoumis, dont les ambiguïtés régulières sur le sujet sont bien connues et, une fois n’est pas coutume dans ce parti, plutôt assumées. On rappellera d’ailleurs, l’air de rien, que le fondateur du groupe Wagner, le débonnaire Dimitri Outkin, ne compte pas parmi les contempteurs les plus acharnés du nazisme. Les dirigeants maliens auront bientôt l’occasion de bénéficier du soutien de ces charmants bambins.
L’invasion russe de l’Ukraine, tragédie d’une effroyable ampleur, aura eu le mérite de nous rappeler quelques obligations essentielles. La défense de notre pays, de nos principes et de nos institutions n’a rien d’un luxe, et celles et ceux qui ricanent quand on leur parle de matériels militaires plus nombreux, de contre-espionnage, de lutte contre les ingérences ou de menaces critiques devraient être durablement déconsidérés. Nicolas Tenzer, en écrivant que la guerre est en Ukraine constituait un moment déterminant, essentiel, pour nos démocraties et pour la paix, nous place devant nos responsabilités. Il s’agit à la fois de nous dresser contre une puissance ouvertement hostile et d’identifier ici, sur nos plateaux et dans nos studios, les mouvements politiques qui, au lieu de contribuer au débat national, ne font que le dégrader par leur démagogie et leur lente corruption de la démocratie. Ne confondons pas, ainsi, confrontation des idées et promotion des crimes d’une dictature qui assassine et emprisonne, et rémunère ses partisans comme on paye des prostituées ou des pleureuses.
Rien ne différencie véritablement Jean-Luc Mélenchon d’Éric Zemmour ou de Marine Le Pen : même rapport distant avec la vérité, même fausse culture, même goût pour les complots, même démagogie, mêmes démêlés avec la justice, même relecture imbécile de l’Histoire. Soyons à la hauteur du moment et privilégions les démocrates aux satrapes, fascistes et autres bolivariens.

Laisser un commentaire