Ce n’est même pas qu’on s’en doutait ou qu’on le redoutait, c’est qu’on était sûr que ça arriverait. Non pas que les armées occidentales soient exemptes de reproches depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, loin s’en faut, des conflits coloniaux au soutien aux satrapes africains en passant par les excès insupportables de la pourtant nécessaire guerre contre les groupes jihadistes, mais il faut rappeler que nos crimes sont révélés par une presse indépendante et étudiés par les scientifiques. Et il arrive même que les bavures soient admises, ce qui change de pratiques anciennes.
On était sûr et certain que l’armée russe commettrait des crimes et que ces crimes seraient d’une totale abjection. Pourquoi en étions-nous si sûrs ? Mais parce que l’armée russe, qu’on nous dit aguerrie, s’est aguerrie en massacrant des Tchétchènes depuis plus de vingt ans ; qu’elle s’est exercée à l’appui-feu en ciblant systématiquement des hôpitaux en Syrie ; qu’elle a combattu, justement, aux côtés des troupes de Damas, bien connues pour leur barbarie ; qu’elle se veut l’héritière de décennies de meurtres de masse, de déportations et de procès truqués ; et qu’elle est mue par une idéologie ouvertement raciste, antisémite, complotiste, portée par un régime pour lequel la seule vérité qui vaille est celle qu’il invente en fonction de ses besoins et dont les dirigeants sont, de leur propre fait, isolés du monde et cernés de courtisans.
On était sûr et certain que l’armée russe, dont la puissance et la combativité ont été largement surévaluées depuis des années, allait réaliser ce qu’elle sait le mieux faire sur le champ de bataille : des crimes de guerre. Enlèvements d’élus, viols (quelle surprise !), frappes contre les civils, et désormais exécutions de masse. A défaut de pouvoir vaincre l’armée d’une nation volontiers présentée comme corrompue et même artificielle, la glorieuse Rodina massacre, réduit en esclavage, pille – ce qui en dit long, d’ailleurs, sur les ébouriffants succès économiques et sociaux de Vlad le Défénestreur – et s’appuie sur ses légions de cloportes zélés.
On était sûr et certain que l’armée russe, devenue en quelques jours objet de moqueries, se livrerait à ses exactions habituelles parce que c’était le programme depuis le début. On a beau jeu de ressortir, ces temps-ci, le classique essentiel de Christopher Browning, Des Hommes ordinaires, consacré à la transformation en bourreaux de soldats d’un régiment de réservistes, mais il ne faut pas oublier que derrière les crimes de masse on trouve toujours une idéologie mortifère. A cet égard, le régime russe, dont on sait qu’il finance et relaye depuis des années les extrêmes-droites occidentales, avait annoncé la couleur et les adorateurs de Vlad le Botoxé ne se cachent guère non plus. Au XXIe siècle, dans une nation que certains présentent comme une alliée naturelle et même une sœur de civilisation, on peut diffuser des mensonges éhontés, nier l’Histoire et appeler à la purification d’un État pacifique auquel on dénie même le droit de se défendre.
Moscou, sans qu’on sache bien si c’est de l’incompétence crasse ou du pur cynisme (l’histoire russe du XXe siècle nous rappelle que l’association des deux est possible), nie les faits, malgré les évidences accablantes. Peu soupçonnable d’être inféodée aux puissances occidentales, Human Rights Watch (HRW) les détaille même dans un rapport dont les détails à peine soutenables rappellent bien des souvenirs tandis que la presse, notamment française, fait son travail et dévoile l’ampleur des crimes. La vérité, cependant, est pour les tyrans une donnée au moins aussi changeante que le temps au bord de la mer, et les plaisantins du Kremlin savent pouvoir compter sur les petits télégraphistes occidentaux, toujours prompts à douter de quotidiens indépendants mais toujours prêts à relayer sans sourciller les propos de médias connus de longue date pour être de vulgaires organes de propagande.
Dès les premiers cadavres découverts, on a ainsi pu assister au développement d’une rhétorique bien connue, celle des négationnistes nazis, des nostalgiques de l’Union soviétique et des défenseurs du Kampuchéa démocratique ou du régime syrien. L’historien Pierre Vidal-Naquet, dans Les Assassins de la mémoire, un autre livre essentiel, a montré comment les menteurs au service des systèmes les plus immondes construisaient leurs fables. A l’image d’Annalise Keating dans Murder (2014-2020), ils tentent de déconsidérer leurs adversaires en faisant naître le doute et surtout en cherchant un autre coupable à présenter au public. Les poutinolâtres, sans surprise, se comportent donc comme les falsificateurs habituels. Ils assènent mensonges sur mensonges et essayent péniblement de discréditer leurs accusateurs en invoquant les errements précédents. Les inventions américaines au sujet de l’Irak en 2003 reviennent ainsi comme un mantra, mais les défenseurs de Vlad le Destructeur oublient soigneusement de rappeler que déjà en 2003 journalistes et chercheurs avaient été capables de dénoncer la grossière manipulation de l’Administration Bush.
Les partisans de la Russie ou de la Syrie ne s’intéressent pas à la vérité, ils ne veulent que des arguments à court terme, afin de desserrer l’étreinte, et ils n’ont aucune difficulté à approuver les enquêtes indépendantes sur Washington et dans le même temps à rejeter les enquêtes indépendantes sur Moscou. Il ne s’agit pas de logique, il s’agit de rhétorique, de la plus infâme des rhétoriques. Nier, minimiser, détourner l’attention, et même justifier, rien n’est assez vil pour les partisans de la Russie poutinienne tant que le résultat est là et que les faits les plus documentés se brouillent.
Vociférer, abandonner toute dignité, se donner en spectacle, se vautrer dans la fange, tout est bon pour étouffer le débat, et on finit toujours par accuser son contradicteur d’être manipulé par de mystérieuses puissances cachées (qui s’avèrent toutes être juives, évidemment, comme par hasard, tiens tiens tiens, clin d’œil appuyé, air entendu, etc.). A ce titre, M. Zemmour, qui n’est pas connu pour l’élégance de sa pensée, a fait fort en reprenant à son compte les arguments de ceux qui nient la Shoah. Comme le dit un ami, il y a toujours une marche à descendre, et toujours quelqu’un pour le faire.

Mais on ne trouve pas que des menteurs cyniques dans le camp des oppresseurs. Certains défendent les crimes avec une sincérité terrifiante et révèlent leur vision du monde et de la raison. En accusant systématiquement les médias qui les critiquent ou dénoncent les faits qui les dérangent de corruption, les disciples de Vlad l’Incendiaire avouent qu’à leurs yeux il n’existe aucune vérité, aucun fait intangible, que tout est négociable et monnayable. On ne s’étonnera pas que les mêmes rejettent la science, la médecine, la logique et vivent dans un monde délirant façonné, comme le dit admirablement Nicolas Tenzer, par le maître du Kremlin, le Commandeur des égouts.
Il faut, dès lors, évaluer à leur juste mesure celles et ceux de nos élus qui soutiennent, malgré la guerre, malgré les crimes, malgré la haine, l’actuelle politique russe et nient à la fois la menace qu’elle exerce et les propos qu’ils ont tenus à son sujet depuis des années. Que penser, en effet, de candidats à la plus haute fonction qui, non contents de mentir ou de se complaire dans l’abjection, soutiennent un régime étranger dont le but avoué est justement de renverser notre démocratie, qui joue sur nos divisions et détruit l’action menée par nos soldats depuis 2013 au Mali ? Les admirables patriotes que voilà !
Les Ukrainiens, d’ailleurs, ne s’y trompent pas et ils viennent de signifier à Marine Le Pen, dont le parti a été fondé par d’anciens SS et des collabos notoires (sinon, cette dénazification, ça filoche ? Contente ?), qu’elle n’était pas la bienvenue dans leur pays. Peut-être cet entretien avec la BBC en 2017 a-t-il pu les agacer ? C’est curieux comme les gens sont méchants.
Quel crédit, de même, accorder aux laudateurs d’un criminel de masse comme Vladimir Poutine ? Éric Ciotti, pathétique à toute heure et toujours prompt à se ranger du côté des oppresseurs, n’a jamais manqué une occasion de louer le saigneur, comme ici :

Le Lider Minimo, sorte de Saroumane du pauvre, éructe pour sa part mensonge sur mensonge sans parvenir à faire oublier ses relations nauséabondes. Le fait que de supposés intellectuels appellent à voter pour lui dit d’ailleurs tout de leur rapport au monde et de la vraie nature de leurs valeurs. Sa haine pathologique des États-Unis, qualifiée d’américanophobie par certains esprits particulièrement lucides, l’a poussé à d’innombrables reprises dans les bras de tyrans. Démagogue, populiste, fâché avec les faits, Jean-Luc Mélenchon ne vaut guère mieux que les ténors (ou apprentis ténors) d’extrême-droite, comme le toujours réjouissant Jordan Bardella, qui est au débat public ce qu’André Rieu est à Luigi Boccherini. Par charité chrétienne (après tout, nous sommes en plein carême), nous éviterons de traiter du cas de Nathalie Arthaud, plus pitoyable qu’écœurante.
Défendre l’Ukraine, c’est défendre la démocratie, faut-il affirmer et réaffirmer sans cesse. Et de même faut-il bien être conscient que l’Ukraine ne défend pas seulement son territoire et son peuple, elle nous défend et défend aussi nos démocraties, nos sociétés et in fine la raison. Cette défense doit être intransigeante, sans faille, et elle doit passer par nos votes. Les 10 et 24 avril, votons pour des candidats qui rejettent, sans la moindre ambiguïté, la terreur et l’influence mortifère du Kremlin. Plusieurs des femmes et des hommes qui se présentent devant nous ont rejeté la politique et l’idéologie russes, ils sont de gauche, de droite, écologistes, peu importe. Ne votons pas pour les soutiens de criminels ne cherchant qu’à nous asservir et souvenons-nous que Vlad le Défénestreur n’est pas un grand homme d’État ou un grand stratège, il est simplement un boucher richissime. Quant à la Russie, qu’il soit bien clair qu’elle est devenue infiniment plus menaçante que ne le furent jamais les jihadistes. Ça fait mal de l’écrire, mais c’est comme ça.