Vous parlez albanais, Saint-Clar ?

Le Monde a concocté un hors-série consacré aux espions et ce n’est certainement pas sur ce blog qu’on le lui reprochera. Le sujet est plus que jamais d’actualité alors que la Russie menace les démocraties et massacre les Ukrainiens – pourtant un peuple frère, on imagine si ce n’était pas le cas -, que la menace terroriste ne cesse de se transformer, que les mafias s’en prennent aux dirigeants belges et néerlandais et que des complotistes fomentent des putschs (certes, aussi misérables que leurs croyances, mais quand même). Il y a donc beaucoup à dire du monde du renseignement, de ses pratiques, de ses logiques, de ses moyens et de ses mythes.

Contrairement à ce qu’ont pu affirmer récemment, et sans honte, les créateurs de nouvelles revues supposément scientifiques consacrées à ce thème, le sujet est loin d’être une friche dans notre pays : des dizaines de thèses d’histoire, de droit ou de sciences politiques sont en cours, d’autres ont déjà été soutenues, des articles sont publiés et des livres scientifiques n’ont jamais cessé de paraître. Il en va de même des films, des séries et des romans qui, depuis des années, apparaissent sur nos écrans ou dans nos librairies et confirment, s’il en était besoin, que le monde de l’espionnage n’est pas une terra incognita pour les artistes français. Il est donc permis de questionner, non pas la pertinence du hors-série du Monde, mais bien ses nombreuses faiblesses.

On pourrait ainsi s’interroger au sujet des choix de sa bibliographie. Passe encore, à la limite et parce que nous sommes d’humeur joviale, qu’y manquent des classiques comme le manuel d’Olivier Chopin et Benjamin Oudet Renseignement et sécurité, couronné par le Grand prix de l’Académie du renseignement en 2020, des romans de James Grady, Serge Bramly ou  Laurent Gaudé, et surtout des monuments incontournables comme les mémoires de Peter Wright ou les fameuses archives Mitrokhine. Il faut bien faire des choix et on ne peut pas mentionner tout le monde.

Il était possible, en revanche, de ne pas mentionner le CF2R, officine plus que douteuse que tous les professionnels fuient comme la peste et qui, avec une étonnante constance, soutient systématiquement des positions hostiles à celles de la France. Un simple appel téléphonique vers un cabinet ministériel ou un état-major de service aurait permis aux auteurs de savoir que le CF2R n’est pas fréquentable, non pas en raison de ses opinions mais bien de ses relations avec des personnalités ouvertement pro-russes, naturellement complotistes, et de ses travaux sous influence. On est loin de la divergence d’analyse et on s’approche dangereusement de la sédition, l’audition du DGSI à l’Assemblée étant à cet égard très éclairante. Donner une telle visibilité à ces gens dans le quotidien de référence de notre pays leur offre une légitimité dont ils sont indignes et qui conduit à s’interroger sur les choix des concepteurs de ce hors-série : naïveté criminelle, incompétence crasse ou orientation suspecte ? Nous ne sommes pas ici face à de simples affabulateurs mais bien confrontés à des actions nuisibles contre nos intérêts et une hostilité mal dissimulée à la démocratie.

Cette étonnante tolérance pour des gens qui, en toute logique, devraient être honnis par Le Monde n’est pas si surprenante quand on lit l’article consacré à Edward Snowden, le supposé lanceur d’alerte devenu en dix ans l’idole des imbéciles. Le pourfendeur des services de renseignement occidentaux et le défenseur de la démocratie a pris la nationalité russe sans barguigner et aucun de ses adorateurs ne s’en est ému. Certains faits sont pourtant troublants et on aurait aimé que les auteurs de ce hors-série dépassent le niveau d’une médiocre copie de lycée pour un bosser.

Le doute, en réalité, était de mise dès l’interview du romancier Marc Dugain, d’une sidérante crétinerie. Interroger M. Dugain, auteur de récits d’espionnage sans grand intérêt, comme s’il était un professionnel expérimenté, un théoricien capé ou un scientifique renommé, constituait déjà une démarche douteuse (a-t-on interrogé Martin Scorsese au sujet de la mafia ?-, mais le résultat est affligeant au-delà de l’entendement, et pour le dire crûment, d’une niaiserie probablement inédite dans les colonnes du Monde. Reprenons ici certaines des questions et des réponses de cet entretien :

1/ « Comme le disait Max Weber (1864-1920), l’État détient le monopole de la violence légitime, et les services de renseignements et les services d’action exercent la violence. Mais pour le faire, il faut qu’elle soit légitime. Cette violence ne peut s’exercer en dehors de l’État. Si on sort de l’État, on entre dans la criminalité. »

Alignant les clichés comme un médiocre étudiant de L1, Dugain se risque à citer Max Weber et tombe dans le panneau, comme d’autres. Il montre surtout que sa vision des services de renseignement est caricaturale : depuis quand les SR exercent-ils tous intrinsèquement la violence ? Les copains de TRACFIN mènent-ils des opérations de neutralisation qui échapperaient aux juges et aux députés ? Dugain confond, en réalité, recueil de renseignement et action clandestine et cette confusion suffit à le discréditer totalement et définitivement. Parce que si l’action violente clandestine est le plus souvent le fait de branches spécialisées de services secrets, tous les SR ne sont pas capables et encore moins mandatés pour mener une telle action. Qui plus est (alerte choc conceptuel), certains services, dont les missions s’exercent sur le territoire national (DGSI, DRPP, SDAO, SCRT, DNRED, et TRACFIN, donc) ne peuvent agir que dans le strict respect de la loi. Adieu, alors, l’action clandestine qui fait fantasmer les mythomanes et autres escrocs de plateau.

Ah, et aussi un point : c’est « service de renseignement » sans s à « renseignement ». « Renseignement » qualifie ici la fonction de renseigner les autorités, par de donner les horaires des marées à  Pleumeur-Bodou. De même, on parle de service de nettoyage et pas de service de nettoyages. Je n’achève jamais la lecture d’un texte évoquant un « service de renseignements » car cette erreur est révélatrice de la nullité de son auteur. Ici, par curiosité, et malgré la misérable photo du regretté Sean Connery, j’ai poursuivi car je pressentais une catastrophe dantesque. J’avais raison.

Aucun article sérieux sur le renseignement ne devrait être illustré par James Bond. Aucun

2/  « Les multinationales ont développé un département « sécurité » lié, en fait, aux services qui sous-traitent à des officines de renseignements privées des opérations que les services de renseignements ne peuvent pas légalement accomplir. »

C’est pas le tout d’écrire des romans, encore faut-il se documenter. Que de très grandes entreprises fassent travailler des « anciens » et soient liées aux SR n’a rien de mystérieux. Reprendre la vieille rengaine des officines pour dénoncer un système nébuleux visant à réaliser des opérations illégales au profit de ces entreprises est plus osé et, ici, asséné sans la moindre preuve. Marc Dugain a manifestement confondu les pages du Monde avec le comptoir du Café du stade et déblatère des inepties comme le personnage de Jean Carmet dans Palace.

Systématiser le recours de certaines entreprises à des barbouzes est indigne, injuste et démenti par les faits.

3/ « Dans la lutte contre le terrorisme djihadiste, il y a une énorme action en amont, mais il faut l’anticiper. C’est pour cela qu’il y a tant d’analystes dans les services de renseignements. Ils sont là pour penser et essayer d’avoir un coup d’avance pour comprendre ce qui va se passer. Des personnes de terrain informent et d’autres réfléchissent dans les services de renseignements. Puis, on envoie les éléments à la direction générale, qui transmet au président de la République. »

C’est à ce moment de l’interview qu’on se demande si on lit bien Le Monde ou s’il s’agit d’un exposé issu du Renseignement par les nuls, un ouvrage dispensable récemment écrit par deux affairistes bien connus. On ne sait pas par quel bout prendre la formule « Dans la lutte contre le terrorisme djihadiste, il y a une énorme action en amont, mais il faut l’anticiper » tant elle est sidérante de vacuité. L’écrivain nous assène la description du fonctionnement même des services comme s’il s’agissait de la conclusion complexe et subtile d’années de recherche. Il rappelle, en pensant avoir découvert un vaccin, que les fonctions « connaissance » et « anticipation » sont au cœur de la stratégie de sécurité nationale, une évidence (les SR ne sont pas conçus pour dire aux autorités ce qu’elle savent déjà) qui ne peut émouvoir que les amateurs les plus obtus. Quant à sa description du cycle du renseignement, on croirait entendre une influenceuse parler des Abbassides.

On ne s’arrêtera pas non plus à ces « personnes de terrain » (LE TERRAIN, LES GARS !) qui recueillent du renseignement, l’expression pouvant recouvrer aussi bien des traitants de sources humaines que des équipes présentes au sol, en zone de guerre. Quant aux « autres qui réfléchissent », on reste sans voix devant la bêtise crasse qui s’exprime ici et qui fait écho à la remarque sur les analystes. Les opérationnels ne réfléchiraient donc pas, et les analystes seraient tous des rats de bibliothèque.

A lire cette réponse de l’écrivain aux questions des deux journalistes, on est saisi par la faiblesse de sa compréhension du monde du renseignement, faite de clichés, d’approximations et de fantasmes.

4/ « D’autres ont critiqué le fait que le renseignement de base – à savoir les anciens Renseignements généraux, qui connaissaient tout le monde dans le quartier – a été réuni à la DST (direction de la surveillance du territoire) pour constituer ce qui forme aujourd’hui la DGSI (direction générale de la sécurité intérieure, ex-DCRI, direction centrale du renseignement intérieur).

On touche ici au sublime. Le « renseignement de base » – un concept curieux totalement étranger au monde des services – aurait donc été l’apanage, voire le monopole des RG (dont on regrette en effet la disparition). Il faut imaginer que Marc Dugain évoquait là le renseignement de proximité ou d’ambiance, mais c’est faire preuve d’une bien grande naïveté que de croire que d’autres services ne sont pas sensibles aux signaux faibles (SDAO ? DRPP ? DGSE ?) dans leur zone d’action respective. Il est aussi révélateur d’une ignorance très gênante que d’affirmer que le terrorisme jihadiste ne viendrait que du « quartier ». Pour un peu, on croirait que Marc Dugain est aussi l’auteur de cette affligeante tribune signée d’un certain Phénix, auteur de polars poussifs pour les recalés des concours.

7/ Certains ont reproché à Nicolas Sarkozy, qui a centralisé les services intérieurs, cette réforme du renseignement, jugée préjudiciable dans la lutte contre le terrorisme. Car dans ce type de lutte, ce n’est pas service contre service, mais service contre individus peu expérimentés. »

Cette ignorance – qu’on a eu à subir, soyons honnête, jusque dans nos propres services – se développe ici avec ces deux phrases qui confirment que Dugain ne travaille pas. Non seulement la lutte contre le terrorisme est d’abord une lutte contre des organisations (al-Qaïda ? État islamique ? AQPA ? GSIM ? pour parler des plus récentes, mais n’oublions pas le Hezbollah, les Brigades rouges, l’IRA, Abou Nidal, etc.) mais c’est faire preuve d’un bien troublant mépris (on pense ici à Michel Onfray), pour ne pas dire plus, qu’évoquer des individus peu expérimentés. Si les derniers attentats jihadistes commis en Europe ont en effet été commis par des opérationnels isolés sans grande compétence, il s’agirait de ne pas oublier Merah, les Kouachi, les types du 13-Novembre ou de Bruxelles et avant eux ceux (par exemple) de Bombay, Madrid, Londres ou New York. S’ils sont si mauvais, pourquoi avons-nous tant souffert ? (vous avez 4 heures et vous avez droit à Internet). La fable des jihadistes en sandales est la marque des beaufs.

8/ « Si on prend les deux grandes centrales d’espionnage français que sont la DRM et la DGSE, le recrutement est surtout militaire. C’est d’ailleurs le signe d’un certain patriotisme qui caractérise celui de l’engagé dans l’armée. »

Ne s’épargnant rien, M. Dugain présente la DGSE et la DRM comme les deux principaux services français. Il oublie ainsi, et on ose à peine y croire, la DGSI, 2e service du pays en terme d’effectifs et de moyens et chef de file national en matière de contre-terrorisme. Autant dire que c’est risible, mais il y a pire. A l’entendre, les militaires seraient majoritaires boulevard Mortier, ce qui est faux depuis des décennies. Au printemps 2023, le DGSE lui-même révélait ainsi que son service ne comptait plus dans ses rangs que 20 % de militaires, un plancher historiquement bas et plus que problématique. Évidemment, pour le savoir, il faudrait se documenter ailleurs que dans la littérature de bas étage qui encombre les rayons de la FNAC.

S’appuyant sur ce postulat totalement faux, Dugain voit dans ces recrutements imaginaires la preuve d’un « certain patriotisme qui caractérise celui de l’engagé dans l’armée ». Faut-il en conclure que les policiers, les douaniers, les surveillants pénitentiaires et tous les membres civils de la communauté du renseignement seraient là pour d’autres raisons que leur volonté de défendre le pays, ses institutions et leurs concitoyens ? C’est affligeant.

9/ « J’en parle souvent avec l’un de mes meilleurs amis, qui dit avoir tué une trentaine de personnes. »

C’est véritablement affligeant, donc, et le signe, qui ne trompe jamais, d’une fascination parfaitement immature pour l’aspect le plus secret mais aussi le plus rare de l’action des services secrets. Commençons par préciser que tous les services de renseignement ne sont mandatés par leurs autorités pour tuer. En France, seule la DGSE a le droit et la capacité de réaliser des opérations de cette nature, évidemment à l’étranger. Elles relèvent de l’exception et ne sont réalisées que dans des zones de guerre, ou pour le moins, de crise politico-sécuritaire aiguë. Sans doute des ennemis de la République ont-ils eu des accidents bêtes ces dernières années, au Sahel, en Libye ou au Levant, mais il est plus que douteux que de véritables assassinats, i.e. l’élimination de cibles dans des pays en paix, aient été commis par la DGSE (évidemment, je n’en sais rien, mais disons, pour faire court, que j’ai un cerveau).

Qu’en revanche des membres du Service action de ce même service, au même titre que des opérateurs du COS, aient pu tuer des jihadistes est probable, mais là encore je n’en sais rien. Ce que je sais, en revanche, c’est qu’un militaire français supposément membre d’un SR qui se vante auprès d’un écrivain d’avoir « tué une trentaine de personnes » est, au choix, un parfait mythomane, un criminel de guerre ou – mais il est permis d’en douter – une légende de l’action spéciale. Car Dugain, obnubilé par la violence clandestine, semble confondre l’action des SR avec celle des forces spéciales. Il est parfaitement possible qu’un membre d’un régiment d’élite ait abattu 30 ennemis, mais ça n’a rien à voir avec l’action d’un SR. Et il est possible qu’un membre du SA, à l’occasion de combats classiques, ait tué 30 ennemis, mais qui s’en vanterait ainsi ? Dugain a les amis qu’il mérite, mais nous, qu’avons-nous fait pour mériter ça ?

10/ « C’est très dur d’être espion, parce que vous ne pouvez pas raconter ce que vous faites et avez fait. Quand vous avez accompli des choses terrifiantes, vous les gardez pour vous. Je parle des personnes du service action de la DGSE, je ne parle pas des Alpha (groupe commando créé au sein du service action pour des opérations de neutralisation). Vous êtes confronté à la solitude et à la quasi-absence de reconnaissance avant de prendre votre retraite. »

L’obsession de l’écrivain est délirante, et elle le conduit à écrire des idioties dignes des trolls de compétition qui égayèrent Twitter il y a quelques années. Confondre en deux phrases l’espion et l’opérateur d’un détachement spécial confirme que pour Dugain le cœur, si ce n’est la mission principale d’un SR, est la violence clandestine. C’est simplement débile. Et oui, en effet, on ne raconte pas son quotidien le soir à table avec les enfants, mais, ça tombe bien, on savait qu’on ne le ferait pas dès le début du processus de recrutement.

11/ « Cela a un peu changé avec la série Le Bureau des légendes. Soudain, les Français découvrent qu’ils ont un service de renseignements. Le nombre de candidats à l’examen d’entrée dans les services a été multiplié par cinq. C’est inquiétant d’en arriver là. Le Bureau des légendes, c’est bien, mais ce n’est pas non plus vraiment la réalité. »

Les Français n’ont pas découvert qu’ils avaient un service de renseignement avec Le Bureau des légendes (un seul service, d’ailleurs ?) mais leur perception du job a changé. C’était l’objectif stratégique de la série, et il a été rempli. Des films et des séries avaient été régulièrement réalisés sur le sujet depuis des décennies, avec un succès inégal, mais les références culturelles de Marc Dugain semblent remarquablement pauvres.

12/ « Aux Etats-Unis, il y a un manque fondamental d’esprit critique alors qu’en France, on a l’impression qu’il y en a un peu trop, jusqu’à parfois aller vers le complotisme. »

Une fois encore, on titube devant une telle ineptie. Au-delà de l’antiaméricanisme puéril du propos, il faut souligner ici la profonde ignorance de la société US qu’il révèle : dans peu d’autres pays on trouve une presse plus agressivement indépendante et des débats publics plus vifs qu’aux Etats-Unis. Le cinéma et la télévision y traitent de façon remarquables des sujets d’une immédiate actualité tandis qu’en France la plus extrême prudence est de mise, notamment sur les écrans. Plus grave encore, s’il existe bien une nation économiquement avancée qui se débat, et depuis des décennies, contre le complotisme le plus éhonté, c’est bien les États-Unis. M. Dugain devait vivre dans un monastère reculé après le 11-Septembre ou lors de l’élection de Donald Trump, ou encore au moment de l’assaut du Capitole par des hordes de bouseux décérébrés.

13/ « Y a-t-il un profil psychologique type de l’agent de renseignement ?

D’une part, il y a un appétit pour le pouvoir. Savoir ce que les autres ne savent pas, c’est valorisant. Ce n’est pas une qualité, mais une disposition de l’esprit. L’espion aime ce pouvoir de savoir ce qu’il se passe derrière les limites fixées au grand public, et c’est jubilatoire. On n’a pas besoin de se faire élire pour cela. »

A question imbécile, il est difficile d’opposer une réponse digne et intelligente et tout le monde n’a pas la solidité nerveuse des scientifiques interrogés par Philomena Cunk.

Hélas, Marc Dugain n’est pas un scientifique, il n’en a ni la rigueur ni l’humilité et il répond donc avec entrain à une question stupide. Une fois de plus, les clichés s’alignent comme les thèses d’Idriss Aberkane : soif de pouvoir, disposition de l’esprit. Il y a quelques années, avec une pensée d’une telle puissance, M. Dugain aurait sans doute été embauché pour travailler sur la radicalisation islamiste.

On ne devient pas notaire/boulanger/pilote de ligne/chirurgien/chauffagiste, on le devient aussi.

J’avais acheté ce hors-série avec gourmandise, et j’en suis sorti accablé. Composé en partie de vieux articles (dont certains étaient dépassés dès leur parution), il laisse le sentiment d’un mélange d’amateurisme et d’imposture. A l’exception de l’interview de Philipe Hayez, tout y est faible, douteux, bâclé. Les auteurs ont même réussi à ravager l’organigramme de la communauté du renseignement, à l’image des Décodeurs qui, en 2015, avaient diffusé un schéma faux et incomplet (et avaient refusé d’entendre la moindre remarque, leur sagesse et leur savoir étant d’essence divine et donc infaillibles). Dugain, qui a l’honneur de l’entretien du début (entretien qu’il est possible de relire et d’amender), y raconte des énormités avec l’assurance d’un militant anti-vaccin ou d’un défenseur de la Rodina. Il y recycle même de vieilles formules moisies puisque le fameux « On ne naît pas espion, on le devient » apparaissait déjà dans le recueil Les espions français parlent : Archives et témoignages inédits des services secrets français. On se demandait déjà l’époque ce qu’il faisait là, on se le demande toujours, avec insistance.

La gêne se transforme ensuite en soupçon quand on commence à envisager que ce hors-série ne pourrait bien être, finalement, qu’une manœuvre de lancement pour la collection de romans d’espionnage que dirige M. Dugain chez Gallimard. Et ce soupçon se transforme en malaise quand on réalise qu’en 2023, alors que la Russie tente de saboter nos démocraties, que ses services tuent et corrompent en Europe et que des milliers de traîtres relaient sa propagande ici et ailleurs, un hors-série du Monde n’aborde les services de la Sainte Rodina que dans un seul chapitre, et sous l’angle de la lutte que nous menons contre eux. C’est ce que nous appelons, dans notre jargon de spécialistes, un naufrage éditorial et moral.