« Le jour viendra en effet et peut-être bientôt où il sera possible de faire la lumière sur les intrigues menées chez nous de 1933 à 1939 en faveur de l’Axe Rome-Berlin pour lui livrer la domination de l’Europe en détruisant de nos propres mains tout l’édifice de nos alliances et de nos amitiés. » (« L’Etrange défaite », Marc Bloch)

— L’Étrange Défaite de Marc Bloch

Ils sont vos oncles et tantes, des amis de la famille, des voisins de longue date dans votre quartier très bourgeois, les parents de vos amis au lycée. Ce sont des notables, ils sont avocats, dentistes, assureurs, négociants en céréales ou en vins. On les croise à la messe dominicale à la cathédrale, avec leurs Loden ou leurs Barbour. Ils sont parfois réservistes-citoyens dans l’Armée de terre (et ils se gargarisent de leur grade de papier) et ils fréquentent les sociétés savantes. Ils se disent humanistes, attachés aux valeurs de la République. Ils sont parfois membres de confréries secrètes où sont célébrées les Lumières, et ils ne manquent pas une commémoration du sacrifice de nos anciens devant les monuments aux morts. Ils ne lisent pas, ou alors parfois le Goncourt et quelques polars français moisis, et ils regardent TF1 et CNews. Naturellement, ils se disent gaullistes, patriotes, et ils condamnent avec la dernière énergie la corruption ou la supposée décadence morale de nos sociétés. Et naturellement, ils détestent l’Amérique sans jamais vraiment pouvoir l’expliquer. Et naturellement, ils se méfient des juifs.

Ils sont vos oncles et tantes, des amis de la famille, des voisins de longue date, les parents de vos amis au lycée. Ils sont professeurs ou instituteurs, ils travaillent à la mairie ou à la préfecture ou dans un ministère quelconque. Ils font du théâtre amateur, passent du temps au bistrot à refaire le monde, lisent Libé et étaient abonnés à Actuel dans les années 80. Naturellement, ils ne sont pas gaullistes. Ils trouvent que Jean-Luc Mélenchon est un homme très cultivé très cultivé et Michel Onfray un penseur d’une rare clairvoyance. Et naturellement, ils détestent l’Amérique (mais eux peuvent l’expliquer à défaut de vous convaincre). Et naturellement, ils se méfient des juifs.

Pendant des années, les premiers ont idolâtré Poutine et le régime qu’il avait mis en place. Partisans d’un retour de l’autorité dans une France qu’ils jugent mal dirigée et ravagée par le laxisme, ils ont admiré ce nouveau tsar et repris à leur compte la vieille antienne selon laquelle les Russes ne pouvaient être dirigés que par des tyrans. Nourris de la propagande aimablement relayée par des réseaux peuplés d’affairistes et d’idiots utiles, ils ont soutenu aveuglément l’invasion de la Géorgie, en 2008, puis celle de l’Ukraine en 2014 et l’annexion de la Crimée. Ils ont accepté la violence aveugle du contingent russe contre les civils syriens et trouvé des excuses à chaque attaque commise par Moscou contre nous.

Aveuglés, corrompus, déboussolés, gavés des foutaises débitées par les chroniqueurs névrosés du Figaro ou du cirque Bolloré, ils ont dérivé, plus ou moins vite, vers des zones indignes de la vie politique. Gaullistes, ils ont déformé les propos du Général au sujet de la menace russe et, par mensonge ou ignorance, omis de préciser que la France n’avait quitté que le commandement militaire de l’OTAN et jamais l’organisation elle-même et qu’elle savait où était l’adversaire.

Gaullistes, ils ont adhéré aux thèses d’un parti fondé par d’anciens SS et des collabos notoires. Gaullistes, ils ont nié l’infinie corruption du régime russe et admiré un satrape qui est l’exact opposé de l’Homme de Londres. Gaullistes, ils condamnent l’impérialisme américain mais sont nostalgiques de notre empire colonial et leur amour pour la liberté des peuples ne va pas jusqu’à condamner les visées russes sur les pays baltes, la Finlande, la Pologne, la Moldavie ou les massacres commis dans le Caucase depuis plus de deux siècles.

Surtout, gaullistes, admirateurs éperdus des Résistants et des Français libres, partisans d’une lutte à mort pour la liberté et la dignité des peuples – au moins du leur -, ils clament que soutenir et armer l’Ukraine est une escalade incontrôlable et qu’il faudrait forcer Kiev à céder pour le confort de tous. Ils oublient sans doute que l’Armée française, mise en déroute en moins de deux mois au printemps 1940, ne combattit par la suite qu’avec du matériel américain et anglais. Personne, alors, ne se plaignit de nos capacités retrouvées et de la recherche de la défaite définitive d’un régime criminel. Armer les agressés n’est jamais une erreur, c’est simplement leur permettre de se défendre et on comprend que tous ces gens soient les mêmes qui refusent d’écouter les victimes de violences sexuelles : leur confort immédiat vaut plus que la justice.

Les Français libres et les Résistants n’étaient pas des lâches, mais eux le sont, prompts à se coucher devant la menace, achetés pour quelques contrats par des criminels qui les méprisent, reniant tout pour une pauvre trêve face à une puissance qui ne cherche qu’à nous détruire.

Et il y a la gauche, ou ce qu’il en reste. Conduits par le Lider Minimo, révolutionnaire vivant aux crochets de la République depuis près de 40 ans, Robespierre d’opérette, les défenseurs des peuples opprimés ont pris fait et cause pour la Sainte Rodina, justifiant, contextualisant, minimisant ses crimes jusqu’à nous en rendre responsables. Pascal Boniface, toujours en pointe, résume ainsi la crise dans son dernier pensum :

«  Soit on estime que l’agression russe est inexcusable et il ne faut alors pas chercher la moindre circonstance atténuante, soit on estime que les Occidentaux, par maladresse et ou par hubris, ont maltraité Moscou, et l’on peut donc comprendre cette dernière, tout en regrettant la catastrophe survenue ». Autrement dit : « Monsieur le juge, oui, je suis bien l’auteur de ce viol mais cette salope l’a bien cherché et je souffre tellement de la solitude ».

De même qu’il existe le bon et le mauvais chasseur, il existerait donc le bon et le mauvais impérialisme et certaines belles âmes se targuent de pouvoir les distinguer. D’un seul coup, tout est pardonné à Moscou au nom du vieux cocktail malodorant dans lequel, particulièrement en France, se mêlent une vision romantique puérile de la Russie, l’oubli des crimes soviétiques (« Oui, Staline y est sans doute allé un peu fort, mais le communisme a une ambition si généreuse ») et une détestation non moins puérile de l’Amérique. Pourtant, en Europe, on sait qui libère qui, et ça n’a jamais été l’armée russe.

Mais peu importe. Englués dans de vieilles certitudes, celles et ceux habitués à donner leur avis (qu’on a appris à ignorer, comme ici) sans jamais se soucier des faits – une déplorable notion bourgeoise – nous expliquent que la Russie n’est pas vraiment responsable. Les morts d’opposants ? Quelle importance puisqu’on ne les connaît pas.

Puisqu’on pardonne tout à la Russie, on lui pardonne aussi les crimes habituels qu’elle commet partout où ses troupes interviennent. D’un seul coup, les violences sexuelles ne sont plus si graves et le sort des Ukrainiennes laissées aux mains des porcs de l’armée russe n’est pas si important. Les récits venus du front sont pourtant des fenêtres ouvertes sur l’enfer, et on mesure à nouveau à quel point Éric Ciotti s’est consciencieusement roulé dans la fange en avançant que nous partagions la même civilisation que la Russie. On se demande même s’il n’aime pas ça.

Comme à chaque fois qu’elle met un pied dehors, la soldatesque russe nous montre le vrai visage de son pays. Ivre de violence , elle commet des crimes à l’horreur presque indicible, mais rien qui ne puisse troubler la conscience d’un Emmanuel Todd ou celles des Nains soumis ou des Républicains (qui le sont de moins en moins). La sororité chère aux féministes ou le respect des valeurs chrétiennes de nos provinciaux en Loden deviennent en un éclair des formules creuses, effacées par une confusion morale d’une ampleur écœurante.

Pourquoi tous ces gens en appellent-ils aux mânes du Général, à la mémoire des Résistants, des défenseurs de la dignité alors qu’ils ont capitulé sans même hésiter devant l’ignominie ? A chaque témoignage des crimes de guerre, ils invoquent le Vietnam, l’Irak, les contre-guérillas sud-américaines, comme si les meurtres commis par les uns relativisaient les meurtres commis par les autres, comme si être violée par un soldat russe était moins grave qu’être violée par un Marines.

Les crimes de guerre russes sont ni nombreux, si abominables, si systématiques qu’ils ne sauraient être le fait de quelques soudards ayant échappé à leurs officiers. A Boutcha, à Kherson, à Izioum, ceux qui voulaient regarder la réalité ont vu la vraie nature de l’invasion, véritable guerre d’extermination menée par des hordes de criminels à peine différents d’animaux.

Violeurs, bourreaux, ils sont aussi des pillards, abjects rejetons d’un régime féodal à peine moins arriéré que celui renversé en 1917. La Russie, au fond, reste le pays sous-développé que le communisme ne parvint que brièvement à arracher aux ténèbres – et encore, pour le plonger aussitôt dans d’autres, bien pires. Elle ne vit que de ses ressources naturelles et ne produit que des armes de qualité variable – et bénéficie même du soutien de l’Iran et de la Corée du nord. On a vu des succès industriels plus convaincants. Depuis un siècle, ses artistes se sont réfugiés dans cet Occident qu’elle envie et qu’elle hait parce qu’elle ne parvient pas à l’imiter et ils écrivent sur sa tristesse, sa violence, sa pauvreté et le désespoir qui font son identité.

Il faut croire que les mirifiques succès des régimes russes successifs peuvent séduire. Chez les nains soumis comme au RN, on ne cache d’ailleurs pas son admiration pour Vlad le Défénestreur, avec le soutien de quelques feuilles de chou illisibles depuis des lustres en raison d’une confusion morale typique des révolutionnaires de salon. Pas plus troublés que ça par les viols collectifs des soldats russes (« boys will be boys »), pas vraiment gênés par la torture systématique (« Ces Ukrainiens sont quand même bien sensibles ») ou par le pillage de tout ou presque (« Ce ne sont que des souvenirs »), les admirateurs de la Russie chrétienne ne voient rien à redire aux enlèvements de milliers d’enfants par Moscou, les orphelins étant même traqués par des services secrets qu’on différencie mal de la Gestapo. Il faut dire que question déportation et crimes de masse, à l’extrême-droite comme à l’extrême-gauche, on s’y connaît et que ça n’est jamais un problème.

Personne, en vérité, n’a jamais humilié la Russie. Puissance vaincue en 1991, victime de l’incompétence de ses dirigeants, elle a au contraire été soutenue, épaulée, accompagnée par ses vainqueurs, décidément bien compréhensifs. Comme souvent dans son histoire, le peuple russe, maintenu dans l’abrutissement le plus vil, subit la volonté d’une clique corrompue de pèquenauds en mal de puissance, cherchant à venger des crimes imaginaires et à retrouver une grandeur qui n’exista jamais que dans la propagande. La puissance militaire n’est pas la grandeur, et Staline ne fut jamais Napoléon, et encore moins Auguste.

A l’heure où Moscou menace des États alliés de notre pays, falsifie l’Histoire, s’en prend à nous et pèse sur la vie de nos démocraties, il est temps de dire que ces oncles, tantes, amis de la famille et autres parents de nos camarades de classe ne sont pas des démocrates. Ils soutiennent sciemment une puissance hostile, néfaste, et n’attendent que la fin de cette période inédite de paix et de prospérité qu’a connue l’Europe grâce à l’Union européenne, grâce à l’OTAN et grâce au bouclier américain. Tous, ils sont des saboteurs, des collabos, des traîtres et ils nous conduisent à notre fin. Ils n’auront rien d’autre de nous que notre mépris, mais qu’ils soient certains qu’il est total et définitif.