« Chamfort disait : « Les raisonnables ont duré et les passionnés ont vécu ». Voilà deux ans que la France, quoique trahie et livrée à Bordeaux, continue le combat par les armes, par les territoires, par l’esprit de la France combattante. Pendant ces deux ans, nous avons beaucoup vécu parce que nous sommes des passionnés. Mais aussi, nous avons duré. Ah, que nous sommes raisonnables ! Nous sommes, dis-je, des passionnés. Mais en fait de passion, nous n’en avons qu’une : la France.

La Cathédrale des sables est un livre d’abord déroutant et finalement émouvant et infiniment inspirant. Consacré à la bataille de Bir Hakeim, qui opposa du 27 mai au 11 juin 1942 dans le désert libyen la 1ière Brigade française libre à l’Afrikakorps et au corps expéditionnaire italien, il n’est pas une étude militaire des opérations conduites par les adversaires (pour ça, il est conseillé de relire Michel Goya) mais le récit des combats à hauteur d’hommes.

L’auteur, François Broche, dont le père est mort pendant la bataille, a assemblé un grand nombre de témoignages de Français libres et son texte dresse le portrait d’une communauté combattante d’un courage et d’un dévouement admirables. Composés en grande partie de soldats issus des colonies, regroupant légionnaires, marsouins, fusiliers-marins et artilleurs, les effectifs français, renforcés d’un petit détachement britannique, étaient largement inférieurs à ceux de l’Axe et leurs moyens sont également incomparablement inférieurs. Leur résistance, ingénieuse et surtout héroïque, offrit à la France libre sa première victoire de la guerre et la réinstalla aux côtés des belligérants du monde libre – à l’époque où celui-ci était mené par les Etats-Unis, « mais ça, c’était avant ».

L’immense portée symbolique de cette admirable victoire défensive, qui contribua au succès britannique à El Alamein quelques semaines plus tard, est au cœur du livre de Broche. On pourra, naturellement, reprocher à l’auteur une vision parfois angélique de l’empire colonial français mais les faits sont têtus et la bataille a bien été menée et gagnée par des soldats de toutes les couleurs et de presque tous les continents. Que des combattants venus d’Afrique ou de Polynésie aient tenu en échec des nazis et des fascistes reste terriblement satisfaisant, plus de 80 après leur exploit.

Malgré ses défauts (le relecteur des éditions Belin avait sans doute la tête ailleurs), le texte parvient à faire sentir la puissance de l’événement et se révèle inspirant en mettant en valeur le comportement des uns et des autres, stoïques et déterminés à tenir. Homme de lettre tout autant que d’épée, le général de Gaulle écrivit au général Koenig : « « Sachez et dites à vos troupes que toute la France vous regarde et que vous êtes son orgueil ». La formule, d’une beauté saisissante, fait encore frissonner et elle dit tout de ce qui venait de se jouer en Libye. En l’emportant contre les troupes du Reich, les Français de Bir Hakeim, tous prêts au sacrifice, avaient donné corps à la volonté du général de Gaulle de résister pour finalement vaincre et restaurer à la fois l’intégrité du pays mais aussi ses institutions et ses valeurs.

A 3.000 contre 45.000, les Français libres démontrèrent que toute résistance n’était pas inutile. Il était possible d’affronter et de tenir en échec des ennemis en ayant pleinement conscience des enjeux et en bénéficiant de soutien matériel d’alliés eux aussi engagés dans une lutte à mort. Cette victoire, essentielle au retour de la France à la table des nations, fut aussi une contribution exceptionnelle à la geste gaullienne. Grandeur, esprit de sacrifice, citoyens de toute origine unis derrière un drapeau pour résister à un envahisseur abject et à une oppression ignoble, ce qui fut démontré à Bir Hakeim a contribué à faire de notre pays ce qu’il est – ou prétend être – depuis 1945.

80 après la victoire des Alliés sur le Reich, une nouvelle guerre d’agression ensanglante l’Europe. Soutenue du bout des doigts par une Amérique sur le point de basculer du côté le plus sale de l’Histoire et avec une prudence excessive par des Européens lucides mais (de moins en moins) tétanisés, l’Ukraine tient tête à la Sainte Rodina avec un courage qui ne devrait susciter qu’une admiration totale et une reconnaissance infinie. Mais c’est sans compter sur une clique de commentateurs dont on peut penser que leur temps de présence sur les plateaux télévisés est inversement proportionnel à la pertinence et à la rigueur factuelle de leurs propos. On trouve parmi ces pauvres âmes égarées des généraux depuis longtemps à la retraite et n’ayant connu comme feu que celui qu’on attrape dans les bordels djiboutiens, de vieux commentateurs omniscients n’ayant jamais écrit une ligne – je n’ai pas dit qu’ils n’en avaient pas signée – et d’anciens (supposément) hauts fonctionnaires, diplomates dont l’amour bien connu du compromis – une formule élégante pour ne pas écrire mollusques – leur fait recracher les éléments de guerre les plus éculés de la propagande russe

Pendant des décennies, ces gens ont été payés, grassement, par la République pour défendre ses intérêts mais aussi ses valeurs. Tout au long de leur carrière, ils ont supposément tenu les positions de la France – celles de la République, pas celles d’une monarchie absolue ou d’une bande de réprouvés réfugiés à Vichy – mais on les voit et on les entend à présent appeler l’Ukraine à renoncer à son intégrité territoriale. Ils nous accusent de sacrifier ce pays et de le manipuler afin qu’il livre à notre profit une guerre par procuration contre la Russie. Ils appellent à la fin des combats « afin de faire cesser le bain de sang » et avancent des données fantaisistes au sujet de la défaite ukrainienne, inéluctable sinon déjà consommée. Ils mentent, et on ne sait pas s’ils le font par lâcheté, par paresse ou par adhésion aux projets de la Sainte Rodina, glorieuse défenseure de nos valeurs et rempart contre la barbarie. Sans doute les trois, et certains sont tellement nuls qu’ils feraient passer un pied de table pour un académicien.

« La Russie partage nos valeurs et nous protège de la barbarie »

Ces gens ont porté la parole de la France, parfois même en uniforme. Ils ont honoré le Soldat inconnu, lu et fait lire l’Appel du 18-Juin. Certains d’entre eux ont célébré le sacrifice de leurs anciens à Camerone, à Bazeilles ou à Sidi-Brahim. Ils ont honoré, sinon idolâtré, la figure du Général et les voilà à réclamer l’arrêt des combats, la cessation d’une résistance jugée absurde et criminelle (eux, on les a pas vus dans le Vercors), le « retour à la raison » du président ukrainien, qu’un Nain soumis accablait même hier sans jamais mentionner l’identité de celui qui l’avait envahi en 2014. Maurice Garçon aurait sans nul doute fait d’eux de réjouissants et sanglants portraits.

La perspective d’un affrontement direct avec la Russie n’enchante personne mais figurez-vous que la guerre a de toute façon commencé. Les Européens sont la cible d’actions offensives répétées de la part de Moscou, et demander à l’agresseur de se modérer est aussi idiot que d’appeler un incendie de forêt à la raison. En rejetant la faute de la guerre sur le pays agressé, les partisans de la Russie adoptent, inconsciemment mais de façon très révélatrice, la rhétorique des violeurs justifiant et excusant leur crime en accusant la victime de les avoir provoqués. On ne s’étonnera d’ailleurs pas de trouver dans les rangs des soutiens de la glorieuse Rodina des masculinistes, des machos et autres boutonneux complotistes incapables de gérer leurs frustrations. Vous ne l’assumez pas, les gars, mais vous avez beaucoup de points communs avec vos « ennemis ».

Dans un monde en apparence en paix, nos commentateurs de plateaux, alors en fonction, faisaient les beaux, fanfaronnant au pupitre et récitaient les discours envoyés par Paris avec plus ou moins de charisme. Comme la vie semblait facile, comme il était grisant de lancer à la face du monde les grandes déclarations de principe dont la diplomatie française n’est jamais avare. Seulement voilà, la guerre menace et d’un coup tous nos principes – vous savez, condamner l’agresseur, juger les criminels, sanctionner les tyrans, etc. – paraissent bien dangereux. D’un coup, les mots ont retrouvé leur sens et la guerre, cette chose horrible faite par d’autres loin d’ici, est très proche.

Toute leur carrière n’aura donc été que du théâtre. Face au danger, les baudruches se dégonflent et les principes intangibles deviennent négociables, et s’il faut y renoncer, ils y renonceront sans difficulté. Le pacifisme n’est pas une maladie honteuse, mais le pacifisme n’est pas la soumission ou la trahison. Ils nous accusent donc de brader la sécurité de l’Ukraine et de lui faire livrer une guerre à notre place, mais c’est l’inverse. Eux bradent l’Ukraine par pure couardise, par renoncement, par un abandon complet au profit du confort illusoire d’une paix qui ne serait, en réalité, qu’une pause offerte à la Russie. In fine, c’est la France et l’Europe qu’ils trahissent. Habitués à vivre sous les ors de la République, ils n’ont jamais affronté la violence de l’ennemi, ils ne l’ont jamais regardé dans les yeux et ils ont peur. Mais parfois, hélas, il faut se battre et, comme le disent les militaires, la peur n’évite pas le danger.

Image rare de Français bellicistes refusant la capitulation, pourtant seule solution raisonnable face à l’invincible Reich

Ces capitulards aux costumes griffés disposent bien aisément de la vie des Ukrainiens, et ils font peu de cas des crimes commis, des bombardements systématiques sur les civils, des viols, des enlèvements d’enfants. Rien de tout cela ne les intéresse vraiment tant que leur confort immédiat n’est pas menacé. On est loin, très loin, de l’esprit des défenseurs de Bir Hakeim.

Aux critiques, ils répondent qu’ils sont réalistes et que nous ne sommes que des va-t-en-guerre, irresponsables, aveuglés par les chimères de la résistance ukrainienne. Pour des réalistes, ils sont cependant bien loin de la réalité, et on sait depuis au moins la guerre civile syrienne que les soi-disant réalistes sont d’abord les complices des tyrans et que leurs opinions sont plus inspirées par l’idéologie que par une fumeuse approche neutre.

S’ils étaient honnêtes, ils verraient que depuis mars 2022 l’Ukraine tient tête à la Sainte Rodina, qu’elle lui inflige des pertes considérables, qu’elle est parvenue à porter les combats chez elle, qu’elle l’a ridiculisée et qu’elle a même gagné la bataille de la Mer noire. S’ils étaient vraiment réalistes, ils sauraient que seule la force dissuade la force et que la recherche obsessionnelle de la paix face à une puissance agressive n’est qu’une capitulation concédée sans combattre. S’ils étaient réalistes, ils admettraient que nous sommes dans la ligne de mire de la clique au pouvoir à Moscou. S’ils étaient réalistes, ils cesseraient de relire leurs propres interviews pour se tourner vers les livres de Nicolas Tenzer, de Galia Ackerman, d’Anna Colin Lebedev, d’Elsa Vidal, de Nicolas Lebourg et Olivier Schmitt ou de Françoise Thom. La réalité, la vraie, celle qui pique les yeux, les frapperait peut-être, et ils pourraient alors prendre conscience du moment. Rien n’est perdu, si on a une conscience et de la dignité, mais ça n’est pas donné à tout le monde.